Réinventer Toumliline

« Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » écrivait Aimé César ou « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va », disait Antonio Gramsci.  Pour des millions de marocains, le Monastère de Toumliline est tout simplement un non-lieu historique…

Au Maroc, l’histoire ne nous a laissé que très peu de traces de tout ce qui relève de la chrétienté ou du judaïsme (2500 ans de présence juive au Maroc). Mais, comme il y a des exceptions en tout, il se trouve que dans le cas du Monastère de Toumliline, des témoins émerveillés ont voulu   transmettre à leurs contemporains des faits qu’ils ont vécus ou dont ils en ont entendu parler.

Depuis le règne Mohammed VI, le Maroc s’est doté en 2006 de l’Institut Royal de la Recherche sur l’Histoire du Maroc et en 2008 de la Fondation Mémoires pour l’Avenir (FMA) afin de promouvoir des recherches sur l’histoire nationale. Ensuite, l’institution Archives du Maroc a été créée en 2007 et érigée en établissement public stratégique en 2012. Ces trois institutions ont été, d’une certaine manière, les premiers jalons de recherches et de travaux de diffusion, même si encore très limités, sur la mémoire du Monastère de Toumliline qui vibre toujours au plus profond de ceux qui l’ont connu ou y ont vécu.

Ensuite, il y a eu deux livres majestueux qui ont contribué à reconstituer l’essentiel de la vie de ce monastère et redonner corps à ce précieux héritage unique dans l’histoire contemporaine… Il s’agit des livres de François Martinet* et de Jamaâ Baida*.

Il y a eu également un film documentaire « Les Cloches de Toumliline » qui, selon son réalisateur marocain Hamid Derrouich, est une première tentative de sortir certains lieux de mémoire nationale d’un oubli ravageur.

Une aspiration a vu le jour, elle est salutaire, elle indique le chemin à emprunter, la voie à suivre pour enfanter une nouvelle génération débarrassée des clichées et stéréotypes qui traînent depuis belle lurette dans différentes formes de pensée empêchant les citoyens marocains de s’épanouir et d’exploiter pleinement la grande richesse de leurs patrimoines culturels, théologiques et historiques.

Un projet très intéressant, mené par la FMA, porteur de ces valeurs qui ont fait la richesse et la source des vertus humaines à une époque si récente est en gestation. Les dirigeants et partenaires de cette fédération essaient de cerner un nouveau concept pour « Réinventer Toumliline ». Mais, la naissance de ce projet peine à se concrétiser…

Maintenant que les graines sont partiellement « semées », que faut-il faire pour que le souvenir de cette « décennie d’exception » soit correctement transmis ? Faut-il recréer le même esprit dans la droite ligne de l’héritage de Toumliline et faire appel de nouveau à des moines bénédictins pour réveiller, restaurer et amplifier cet héritage d’exception ?

Dans un pays où la vague islamiste s’est insinuée dans tous les aspects de la vie sociale et tend à imposer une nouvelle norme sociale. Dans un pays où nous observons, hélas, depuis les années soixante-dix, des dérives de plus en plus inquiétantes qui menacent tout ce que nos ancêtres ont bâti, tout ce dont nous sommes légitimement fiers, tout ce que nous avons coutume d’appeler « civilisation ». La partie immergée de cet islamisme « frériste » ou salafiste de mouvance wahhabisme est bien ancré au sein de la population marocaine. Dans un tel contexte, parler d’un nouveau monastère à l’image de Toumliline peut paraître tout simplement très brumeux pour des esprits rationnels.

Cependant, avec de l’intelligence, de l’énergie et une dose de sagesse, on peut accomplir des prouesses, on peut recréer nous-même notre maison de prière à l’image du monastère de Toumliline. L’Islam n’a pas été très explicite dès ses origines, aux moines chrétiens, le verset 27 de la sourate 57 :

« et Nous avons déposé dans les cœurs de ceux qui l’ont suivi (Jésus, fils de Marie), les germes de la mansuétude, de la compassion et de la vie monastique »

Aussi, l’Islam n’a-t-il pas vu fleurir dans son sein des vocations semblables, notamment parmi les soufis.

Car une maison de chant, de prière et de paix est très familière chez nous à un monastère. Au Maroc, cette culture de chant et de prière est très présente principalement dans les Zaouias ou dans des cercles privés.

« Si l’Islam est un corps, le soufisme en est le cœur », écrit cheikh Khaled Bentounès dans « Le soufisme, cœur de l’islam » *(1). Communément appelé mystique musulmane, le soufisme est le cœur même de l’islam. Lui seul donne sens à la religion en révélant comment l’islam, loin d’une « soumission » aliénante, élève l’homme jusque dans la plus grande proximité du divin tout en l’inscrivant dans une fraternité universelle.

Faouzi Skali*(2), homme inclassable, un grand érudit et l’âme même du soufisme marocain de notre époque, est lui-même dans cette lignée des grands mystiques soufis «… Cette interaction entre le personnel et le collectif permet la production d’une culture vivante, qui change avec le temps et les lieux, mais dont le but ultime est d’être l’expression de valeurs spirituelles universelles. » ou bien «… Les enseignements, les chants, l’art ou la littérature du soufisme (…) font référence à la nécessité de dépasser les limites de nos égocentrisme personnels ou communautaires, pour accéder au sens ultime et universel de l’amour, de la connaissance ou de la compassion ».

Selon Aziza Bennani*(3), le message de l’amour chez le grand mystique Ibn Arabi, s’inscrit dans cette doctrine de « l’Unicité de l’Être ». L’amour réside dans l’union de la transcendance divine avec la création, dont le corollaire est la nature humaine. Voici ce qu’Ibn Arabi en dit dans Al Foutouhat al Maqquiyas :

« O merveille, un jardin parmi les flammes/Mon cœur devient capable de toute image/Il est prairie pour les gazelles/Couvent pour les moines/Temple pour les idoles/Mecque pour les pèlerins/Tablettes de la Torah et livre du Coran/Je suis la religion de l’amour/Partout où se dirigent ses montures/L’amour est ma religion et ma foi ».

Pour Ibn Arabi, le mouvement qui donne lieu à l’existence de l’univers est le mouvement de l’amour et la voie spirituelle est essentiellement une voie d’amour :

« De l’amour nous sommes issus / Selon l’amour nous sommes faits / Vers l’amour nous tendons / A l’amour nous nous adonnons »

Pour Mohammad Djalâl ud-Dîn Balkhi dit Rûmi *(4), l’un des plus illustres penseurs mystiques de la tradition soufie de tous les temps, tout est amour. Selon lui, l’universalisme de l’amour et de l’humanisme revêt plusieurs facettes principalement l’amour du prochain qui peut se traduire par une ouverture d’esprit indispensable à l’acceptation et à l’accueil de l’autre quand il est différent.

Prônant les qualités humaines, manifestations de l’amour de l’autre, de cette ouverture du cœur à l’autre, il nous exhorte à voir Dieu dans les autres êtres de la création, car tous sont des créatures de Dieu ; c’est la raison pour laquelle, quand on aime quelqu’un c’est en réalité Dieu que l’on aime. Rûmi fait ainsi preuve d’une grande ouverture d’esprit pour son époque, en affichant clairement sa solidarité à l’égard des autres religions, et en affirmant que seuls les chemins diffèrent, mais que toutes poursuivent un seul et même but, à savoir la recherche de Dieu et la proximité avec Dieu. Selon lui, les diverses religions ne sont en réalité que différentes voies d’accès à Dieu.

Cette culture de l’amour spirituelle, de la fraternité universelle, de la coexistence pacifique a irrigué dans notre enfance nos valeurs de conduite et le rapport que nous entretenions jadis avec la religion.

Cette petite présentation très sommaire en quelques lignes du soufisme devrait nous inciter à conjuguer nos efforts pour récupérer ces messages monastiques d’amour, de fraternité, d’unicité de l’existence, de l’universalisme spirituel, d’ouverture, de paix afin que l’esprit né à Toumliline souffle à nouveau et retrouve son rayonnement, sa grandeur, sa générosité, son inventivité, pour qu’il puisse éblouir une fois encore l’humanité entière.

Maintenant, il faut choisir un lieu, une ville marocaine avec une grande expérience intellectuelle, culturelle et spirituelle, une ville avec une longue histoire de diversité religieuse, de coexistence sereine et de concorde entre les différentes communautés humaines, fortement imprégnée des principes et idéaux universels que prônent les prescriptions divines et les civilisations humaines, une ville qui possède un patrimoine d’une richesse immatérielle vivante, nourrie et investie de la culture spirituelle du soufisme.

Cette ville ne peut être que la capitale spirituelle et culturelle du Maroc, l’un des foyers majeurs de la civilisation islamique, réputée pour sa grande médina, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO et abritant la plus vieille université du monde, Al Quaraouiyine qui date de 859.

La ville de Fès possède le plus important festival soufi au niveau continental. Ce festival a contribué depuis sa création au dialogue des cultures et des religions en stimulant et en enrichissant une approche basée sur la « rectitude moral », la purification de l’âme, la primauté de l’amour, de l’humilité et de la fraternité, l’acceptation des « dogmes du partage existentiel », c’est-à-dire de reconnaître à l’autre qu’il détient lui aussi une part du message divin et le désir d’émulation spirituelle afin d’accéder à un état de grâce divine.

La ville de Fès a sa Fondation Esprit de Fès et son festival des musiques sacrées du monde créé en 1994. Un festival de dialogue des spiritualités à travers la musique, la création d’une culture de paix favorisée par une mondialisation plurielle, respectueuse de valeurs éthiques et spirituelles de la ville.

La ville de Fès a son festival amazigh qui a, au fil des temps, permis de promouvoir la culture amazighe à travers la mise en valeur du patrimoine immatériel amazigh, de la diversité culturelle et leurs apports à la culture de la paix, du dialogue, d’ouverture sur l’autre et de vivre ensemble.

Tous ces festivals et bien d’autres sont des atouts indéniables, capable d’insuffler une nouvelle approche religieuse, un nouvel espace de rencontre, d’échange, de confrontation d’idées, de fraternité ouverte aux trois religions du Livre, à tous les citoyens, à toutes les communautés et au-delà, à tous les peuples du monde.

La ville de Fès est appelée à devenir un éminent foyer pour plusieurs générations de chercheurs en sociologie, en anthropologie, en histoire et en philosophie ou encore en sciences humaines ou en sciences politiques, mais aussi de la pensée critique pour traiter des questions contemporaines à l’échelon du Maroc, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, de l’Amérique dans la droite lignée de « l’esprit de Toumliline ».

La ville de Fès, dans cette vision, devrait être le centre d’une pensée articulée sur un universalisme et humanisme qui, par principe, nous font connaître l’Autre dans toute son humanité et sa complexité. Le but de cette pensée est d’accéder à un modèle basé sur la « compréhension profonde », la « coopération », le « vivre ensemble » et par-delà, à un monde d’amour et de paix permettant enfin l’établissement d’un vrai dialogue fertile, stimulant, enrichissant, constructif et créateur entre les trois religieux monothéistes dans la ligne droite de l’esprit du Dieu d’Abraham, dieu commun de tous les croyants.

La ville de Fès, déjà très connue par l’université Al Quaraouiyine, est également réputée par son Université Euro-Méditerranéenne qui s’imprègne de l’histoire et s’inspire des valeurs cardinales de Fès en termes d’ouverture, de soif inextinguible d’apprendre, de connaître et de se connaître en profondeur et de s’aimer dans la diversité pour construire une plateforme régionale de coopération. Cette université a tous les atouts pour devenir un centre de rayonnement important dans le domaine des études religieuses, mais aussi de la pensée critique. Nous proposons de créer, au sein de cette université, un institut d’études des trois religieux monothéistes destiné principalement à poser les bases intellectuelles et spirituelles de l’ouverture à l’Autre et participer ainsi à la création d’une nouvelle cité humaine où les valeurs permanentes à chaque religion auraient leur place.

Pour terminer, je ne peux passer sous silence ces belles paroles de Mr. André Azoulay, homme respecté, estimé et très apprécié par tous les marocains, un grand militant pour la paix et la coexistence inter-religieux, un homme raffiné et cultivé qui s’imbrique dans le paysage national en caractère d’or pour faire rayonner Essaouira et le Maroc à travers le monde entier*(5) :

« … Toumliline pour les Marocains de ma génération est l’espace le plus emblématique de ce que notre société peut à la fois rêver de maintenir en activité et en vie. Elle est aussi cet espace qui devrait encore inspirer plus fortement et de façon bien structurée et organisée, tout un chacun de la société civile. (…) Toumliline n’a pas été circonstancielle pour un moment donné. En ces temps où tous les archaïsmes et les régressions sont autour de nous, à nos portes, l’esprit de Toumliline peut nous servir de source d’inspiration »

Mr André Azoulay raconta à Hespress FR une merveilleuse histoire qui au fond ne fait que confirmer tout cette unité des trois religions qui conjuguent essentiellement monothéisme et universalisme sans aucun doute par la grâce d’Abraham, le Père commun des croyants, homme de prière et de paix. Mr Azoulay disait que lors d’un séjour à Essaouira du grand écrivain tunisien, Abdelwahab Meddeb, que Dieu soit avec son âme, ce dernier lui avait fait découvrir la profondeur de la relation entre le soufisme musulman et le soufisme juif. « Il a particulièrement éclairé ma lanterne sur cette capillarité entre les écoles de la Kabbale (une tradition ésotérique du judaïsme, ndlr) d’Essaouira et les Zaouia et les échanges très riches qu’il y a eu entre eux. Il en était lui-même profondément imprégné » disait-il. « … Pour ma part, j’ai toujours été inspiré par cette pensée soufie qui m’a permis d’aller vers tous les défis et d’avoir la conviction et la résilience que tout est réalisable. (…).

En effet, l’islam, qui a cimenté ce pays multiple et complexe, intégrait les croyances et les spécificités locales pour en faire un islam marocain ouvert, décomplexé…, dont le soufisme est l’une des manifestations de son génie national, son ADN. Les sanctuaires des marabouts musulmans jouxtaient les tombeaux des saints juifs, et parfois se confondaient.

Les courants mystiques des moines bénédictins et des soufis musulmans joignaient de ce fait ce courant mystique du judaïsme synagogal*(6). Un destin d’exception, n’est-ce-pas ?

Si la mystique est le lieu où Juifs, chrétiens et musulmans peuvent converger et trouver des points d’accord qui peuvent contribuer à éclairer   ce qu’il y a de vrai et de saint dans chaque religion que nous pourrions tous, dans nos différentes traditions religieuses, construire une cité humaine basée sur des valeurs permanentes (de lumières) à chaque religion et chercher dans cette foi de lumière l’ébauche d’une confraternité où les êtres humains peuvent échanger sur leur manière de vivre en paix, de partager, de coexister et de s’enrichir mutuellement. 

C’est de cette manière que nous pourrions redonner corps, esprit et âme à cette « décennie d’exception » si précieuse, si méconnue, si occultée et si refoulée dans l’histoire contemporaine du Maroc afin que cet esprit né à Toumliline continue à souffler et à rayonner.

Jalal Boubker Bennani

INFORMATION SUR LA SOURCE

  1. « Le soufisme, cœur de l’islam » par Cheikh Khaled Bentounès, éditions Albin Michel. Cheikh Khalid Bentounes est le guide spirituel de la confrérie soufie Alawiyya.
  2. Faouzi Skali, professeur d’université, anthropologue, écrivain (auteur d’une quinzaine d’ouvrage), spécialiste du soufisme. Docteur d’Etat en anthropologie, ethnologie et sciences des religieux Paris VII. Cofondateur du Festival de Fès des musiques sacrées du monde, est également initiateur et président du Festival de Fès de la culture soufie…
  3. « 850e anniversaire de sa naissance, Le legs universel d’Ibn Arabi » par Aziza Bennani, l’économiste du 12/08/2014. Le grand mystique soufi, théologien, métaphysicien, penseur, philosophe et poète, Mouhyeddine Mohamed Ibn Arabi, né à Murcie en Espagne (1165/1240) est considéré comme l’un des plus grands maîtres spirituels de tous les temps. L’œuvre aurifique (de 846 ouvrages) est étudiée et commentée dans de prestigieuses universités et centres de recherche du monde entier.
  4. Rûmî est l’un des plus éminents penseurs mystiques de la tradition soufi du 13ème siècle et de tous les temps et des plus illustres humanistes, philosophes et théologiens de l’Iran, mais de tout le monde islamique, voire de l’humanité entière.
  5. Conseiller de Sa Majesté le Roi, Président-Fondateur de l’association Essaouira-Mogador, Président de la Fondation Euro-méditerranéenne Anna Lind pour le dialogue entre les cultures, Président de la Fondation des trois cultures et des trois religions, basée à Séville, membre du Groupe de Haut Niveau des Nations unies pour l’Alliance des Civilisations.
  6. Le judaïsme a développé dès ses débuts un courant mystique puissant et original dont l’influence a été considérable tout au long de l’histoire. Ses courants, bien antérieurs à ceux des moines et des soufis, sont divers : la Kabbale, le Zohar, l’Hassidisme, le Sabbataïsme, la Merkaba, la Gnose.

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